Au pied du mur
Bâtir le vide autour des villes (XVI-XVIII siècle)
Émilie D'Orgeix
Dans la ville corsetée d’Ancien Régime où « les bourgeois sont, pour ainsi dire, les uns sur les autres », selon Vauban, les terrains situés au-delà de l’enceinte attisent toutes les convoitises. Si l’administration militaire impose officiellement l’établissement d’une zone non aedificandi où toute construction est interdite – vaste anneau périphérique qui ne cesse de s’élargir au cours des XVII et XVIII siècles –, l’ensemble des archives dévoile une réalité de terrain bien différente. Au pied des remparts, agents du roi, administrateurs municipaux, gestionnaires militaires et habitants se livrent une guerre sans merci pour s’approprier des espaces que tous considèrent comme légitimes. La zone, souvent interlope, toujours bruyamment revendiquée par la population, bruisse d’infractions et de « petits arrangements » entre voisins de tout rang et de tout bord. Loin du portrait policé qu’offre la cartographie officielle, il n’y est question que de potagers clandestins établis dans les fortifications, de lavoirs, d’étendoirs, de mares à canards et même de futaies à haut vent plantées sur les glacis qui entravent les tirs depuis les bastions.
Gendarmer les populations n’est pourtant pas le seul défi auquel doit répondre l’administration militaire. Sur « les dehors » des villes, les ingénieurs du roi se retrouvent confrontés à des travaux pharaoniques impliquant la gestion simultanée d’un grand nombre de corps bâtisseurs et ouvriers, le transport de centaines de milliers de mètres cubes de terre, la construction d’imposants ouvrages militaires et l’établissement de terrains pouvant être rapidement inondés en cas d’attaque. Au fil des décennies, la lente expertise qu’ils acquièrent en fait le principal outil d’un système de modélisation du territoire qui transforme durablement la physionomie des villes.
Cet ouvrage traite ainsi de la construction des marges de la ville à l’époque moderne, tout en allant bien au-delà. Il illustre combien la périphérie urbaine, dont la naissance est encore souvent associée aux mutations de l’ère industrielle, a en réalité constitué l’un des principaux laboratoires de la fabrique urbaine d’Ancien Régime, reconstruisant par là même la généalogie brisée entre villes modernes et contemporaines.
A propos de l'auteure
Emilie d’Orgeix est historienne de l’architecture, maître de conférences HDR en histoire de l’art à l’Université Bordeaux-Montaigne depuis 2010. Ses recherches portent sur la culture architecturale civile et militaire en Europe et dans les colonies d’Amérique à l’époque moderne. Membre de l’ICOMOS et de l’ICOM, elle s’intéresse également à l’architecture du XXe siècle et a occupé, de 2002 à 2010, le poste de secrétaire générale de la Commission internationale pour la documentation et la conservation de l’architecture du mouvement moderne à la Cité de l’architecture et du Patrimoine de Paris.